Le rapport biaisé de la Cour des comptes sur le TGV
Médiapart – 25 octobre 2014 – Par Martine Orange
Rien ne trouve grâce aux yeux de la Cour des comptes sur le modèle français du TGV.Ce n’est ni une réussite industrielle, ni un mode de transport performant, ni même moins polluant.
Outrepassant sa mission de contrôle, elle préconise, sans débat public, le remède :
réserver les lignes TGV aux plus riches sur quelques grandes villes.
Pour les autres, il faut libéraliser le bus. Un rapport qui tombe à pic pour briser de
nouveaux tabous. Parti pris.
Certaines techniques de communication ont été tellement utilisées qu’elles sont devenues très
repérables. C’est le cas du dernier rapport de la Cour des comptes sur le TGV publié le 23
octobre. Quelques jours auparavant, des indiscrétions commençaient à bruisser sur ce rapport.
Des chiffres, cités hors de tout contexte, filtraient opportunément pour dénoncer le coût
prohibitif des lignes de TGV. Cette orchestration discrète laissait à penser qu’il y avait quelque
anguille sous roche. Une manœuvre politique soigneusement orchestrée était en route.
Le résultat est tout à fait à la hauteur des prévisions. La Cour des comptes a rendu un rapport à
charge, assenant ses croyances sans apporter la moindre démonstration. Sortant tout à fait de sa
mission de contrôleur des deniers publics, elle s’érige en spécialiste de la gestion ferroviaire,
de la façon de faire circuler les trains, des dessertes à conserver ou non. Tout cela est conduit
d’une façon insidieuse, voire tordue, pour instiller l’idée que le train ne relève plus du service
public, de l’aménagement du territoire, qu’il est grand temps d’en finir avec ces « vieilles
lunes », pour mettre en œuvre la grande libéralisation des transports routiers.
Il y a beaucoup à dire sur la gestion actuelle de la SNCF. Tous les voyageurs ont pu noter la
dégradation progressive de ce service public, la perte de tout repère, avec ces fermetures des
dessertes secondaires, et surtout l'abandon total des trains de banlieue, l'incapacité à mettre en
place un fret ferroviaire, la politique tarifaire opaque et illisible qui aboutit à des prix
prohibitifs, et pour finir, ces trains qui n’arrivent même plus à l’heure. Il a fallu le tragique
déraillement de Brétigny-sur-Orge, en juillet 2013, pour mettre enfin en lumière le sous-
investissement massif dans les infrastructures et le recours systématique à la sous-traitance. Un
bilan dans lequel Guillaume Pepy, qui dirige la SNCF depuis dix-sept ans, d’abord comme
directeur général puis comme président, porte une lourde responsabilité, mais à qui il n’a
jamais été demandé de comptes.
Mais ce n’est pas sous cet angle que la Cour des comptes revisite la politique de la SNCF. La
mise en cause de la politique du tout-TGV, qui a abouti à laisser en déshérence une grande
partie du réseau ferroviaire, à abandonner nombre de missions de service public, n’est qu’un
prétexte pour ancrer des révisions plus fondamentales : finalement, le TGV n’est pas un
instrument de service public et d’aménagement du territoire. En un mot, les Français doivent
s’habituer à l’idée que c’est un luxe auquel ils ne peuvent plus prétendre.
Les lignes à grande vitesse étant rentables, il fallait trouver un autre angle d’attaque que la
gestion économique pour ébranler le système et un autre poncif que le traditionnel régime
spécial des retraites des cheminots. Pour les besoins de la démonstration, le rapport s’attaque
d’emblée au succès du TGV. Les Français pensent qu’il s’agit d’une véritable réussite
technologique, industrielle, et de services. Erreur, dit le rapport, qui titre son premier chapitre
sur les limites du succès.
Le TGV a permis une reconquête du train face à la voiture, pense-t-on. Fausse idée, réplique la
Cour des comptes. Cela n’a permis que d’enrayer sa chute, affirme-t-elle, sans donner de
chiffre pertinent. C’est un élément important d’aménagement du territoire, soutiennent les
défenseurs du train et en priorité les élus. Nouvelle erreur, affirme le rapport. « Les récents
travaux de la commission Quinet indiquent par exemple qu’“il n’existe pas à l’heure actuelle
de résultats suffisamment robustes pour conclure que les investissements en infrastructures ont
un impact positif sur la croissance, en dehors de celui correspondant aux surplus du calcul
économique” », est-il écrit. De toute façon, le TGV a un vice évident : il ne sert pas
uniquement à l’économie. « Les deux tiers des voyages sont personnels et un tiers est
professionnel », note le rapport. La notion de service public et d’intérêt général n’est
décidément plus un critère pour la Cour des comptes.
Pour parachever le tableau, la Cour des comptes termine par la réussite industrielle. Et là aussi,
tout cela n’est qu’un leurre, selon la Cour des comptes. Une fois, le rapport met en lumière les
mérites indépassables de l’ICE allemand, en passant sous silence les accidents mortels qu’il a
connus : pour ce train, le choix a été fait d’une vitesse plus limitée sur des lignes classiques.
Une autre fois, il prend en exemple le Shinkansen japonais qui semble sans comparaison pour
sa desserte très rapide entre deux points. Les choix technologiques et industriels ne sont pas les
bons, selon la Cour des comptes. Elle reproche aux TGV d’aller à la fois trop et pas assez vite.
Bref, le modèle français est nul pour la Cour des comptes, sans que ses assertions dépassent les
arguments d’autorité.
Pour faire bonne mesure, il est même reproché à la SNCF d’avoir, par sa politique bridée de
très grande vitesse, fait rater aux industriels français les grands marchés étrangers de transports
à très grande vitesse, comme celui de l’Alta Velocitad en Espagne, Siemens ayant été préféré à
Alstom. Jusqu’à preuve du contraire, la SNCF n’est pas le bureau d'études d’Alstom. Mais cela
ne semble pas avoir d’importance. À ce stade, on entend presque le rapporteur s’exclamer :
« L’ai-je bien descendu ? »
Une fois le mythe déconstruit, la Cour des comptes reprend l’état des lieux. Une question
s’impose depuis un an. À quoi est dû ce grand décrochage de 2013 où la SNCF a enregistré une
baisse de la fréquentation sans précédent ? Un tournant historique dans l’histoire de l’entreprise
publique.
La réponse à ce divorce est toute prête pour nombre de voyageurs : le train est devenu
prohibitif. Il est plus cher sur certains trajets que l’avion avec des compagnies régulières. Le
recours à la voiture devient préférable pour d’autres. Un vrai échec du service public.
Pour la Cour des comptes, cette grande rupture ne suscite qu’une seule vraie préoccupation : la
baisse des profits. En un an, la rentabilité du TGV est passée de 23 % à 12 %, s’inquiète-t-elle.
La SNCF se défend en répliquant qu’elle est pieds et poings liés aux péages qui lui sont
imposés par Réseau ferré de France, responsable des infrastructures ferroviaires, et qui ont
explosé depuis 2006.
La faute aux élus
À ce stade, on attendrait de la Cour des comptes une analyse fine de la formation des prix.
Celle-ci note une envolée des coûts de construction des lignes à grande vitesse. Lors de la
construction de la première ligne TGV, entre Paris et Lyon, le coût du kilomètre de voie ferrée
était de 4,8 millions d’euros, note-t-elle. La future ligne Tours-Bordeaux, construite dans le
cadre d’un partenariat public privé sur 40 ans, est réalisée au prix estimé de 26 millions d’euros
par kilomètre.
Pourquoi une telle explosion des coûts ? À aucun moment, le rapport ne rappelle, ne serait-ce
que par incidence, les multiples affaires d’entente entre les majors du BTP et de corruption qui,
dans le passé, ont émaillé les constructions des lignes TGV. Affaires qui ont disparu des
calendriers judiciaires.
Il ne s’arrête pas non plus sur le fonctionnement de Réseau ferré de France, une créature de la
Cour des comptes et de Bercy, formée en 1997 pour répondre aux normes idéologiques des
vertus de la séparation des réseaux et de leur exploitation au nom de la concurrence et pour
permettre un habillement de la dette publique. Cette structure qui était censée gérer dans le
temps l’endettement lié au coût des infrastructures du TGV, a totalement failli à sa mission –
son endettement en vingt ans a été multiplié par six – et revient aujourd’hui sous la tutelle de
la SNCF.
Plutôt que d’évoquer « le mur de la dette » qui va rendre impossible, selon la Cour des
comptes, toute modernisation ou construction du réseau ferroviaire, on aurait aimé que le
rapport plonge un peu dans l’étude de cette dette. D’où vient-elle ? Dans quelle mesure le
mode de financement choisi avec un très fort effet de levier ne conduit-il pas à cette
dégradation continue de la rentabilité ? Les nouveaux projets comme la ligne Tours-Bordeaux,
passée en partenariat public-privé sur 40 ans, ne conduisent-ils pas à une situation explosive ?
RFF profite-t-il de cette période de taux quasi nul pour renégocier son endettement et alléger
ses frais financiers ?
Autant de questions qui importent dans la gestion des réseaux ferroviaires qui requièrent des
investissements lourds sur de très longues durées. Ces questions ont été récurrentes dans toute
l’histoire du chemin de fer : la famille Rothschild et autres barons du Second Empire,
constructeurs des premiers réseaux ferroviaires, n’y ont eux-mêmes pas résisté et sont allés de
faillite en faillite à la fin du XIXe, provoquant en 1923 la nationalisation et la création de la
SNCF. Comme quoi, l’histoire n’est ni nouvelle ni liée à la gestion publique.
Mais la Cour des comptes passe très vite sur ces problématiques. Car elle a sa réponse déjà
toute faite : la dégradation de la rentabilité des lignes TGV est liée à l’engouement des élus
pour le tout-TGV qui, contre financement, imposent la construction de lignes non rentables.
Les exemples sont nombreux d’aberration politique dans la construction de ligne TGV. Le cas
le plus caricatural est celui de la gare TGV Lorraine construite au milieu de nulle part afin de
ne déplaire ni à Metz ni à Nancy. Mais il y a en beaucoup d’autres. Tous les élus veulent leur
ligne TGV, même si elles n’y ont aucun intérêt, comme la ligne TGV entre Poitiers et Limoges
ou celle que François Hollande souhaite voir construire jusqu’en Corrèze, comme l’a raconté
cette semaine Le Canard enchaîné.
Si la responsabilité des élus dans certaines aberrations est réelle, suffit-elle à toute explication ?
D’abord, il y a d’autres critères que la rentabilité intrinsèque d’une ligne TGV, comme celui de
service à tous les citoyens, de l’aménagement du territoire, d’une dynamique économique
d’ensemble. Mais il est vrai que le rapport ayant par avance jugé que ces critères, non
quantifiables, étaient dénués de tout intérêt, il n’est pas la peine d’y revenir.
Poussant les critiques plus loin, le rapport de la Cour des comptes en arrive à dénoncer toute la
gestion du TGV. « Les TGV desservent 230 destinations et passent en moyenne 40 % de leur
temps sur des lignes classiques », insiste la Cour des comptes. Un comble : les TGV desservent
la France ! Plus grave, ils continuent au-delà des lignes grande vitesse pour reprendre les lignes
normales et s’arrêter à toutes les gares. Un gaspillage en argent et en matériel, dénonce le
rapport, sans avancer là encore le moindre chiffre pour étayer son jugement.
Comme il est devenu habituel désormais, la Cour des comptes en arrive aux recommandations.
Car elle a une solution toute trouvée. Mettant en avant le « mur de la dette » auquel se heurte le
système ferroviaire français, elle préconise « la modification radicale de l’une des
caractéristiques premières du modèle français de grande vitesse, par une réduction
significative des dessertes sur lignes classiques ainsi que des arrêts intermédiaires sur les
lignes existantes ». D’où vient cet avis ? Est-ce le rapporteur qui s’est lui-même institué expert
en chambre de la gestion ferroviaire et de l’aménagement du territoire ? S’appuie-t-il sur des
avis extérieurs ? Si oui, lesquels ? Mais surtout, en quoi cela relève-t-il de la mission de la
Cour des comptes ?
Ce n’est pas la première fois que celle-ci outrepasse ses missions. De contrôleur des
investissements publics, elle s’érige de plus en plus souvent en censeur des politiques
publiques, en conseil supérieur de la République, sans débat, sans aucun contrôle
démocratique. Ses avis, que nous sommes priés de prendre pour parole d’évangile, vont
toujours dans le même sens : une libéralisation totale conduisant au démantèlement de tout
service public, à l’oubli de l’intérêt général.
Vive le bus !
Car sous des allures de bon sens et de simplicité, dans une période de crise, ce schéma est lourd
de sous-entendus. Supprimer un certain nombre d’arrêts sur les lignes de TGV permettrait sans
doute d’améliorer la rentabilité de ces lignes pour la SNCF, mais aussi pour tout autre
opérateur. Car c’est ce qui gêne dans le système d’exploitation actuel : le TGV n’est pas assez
rentable pour attirer les concurrents ; il obéit encore à quelques impératifs d’aménagement du
territoire. Gênant.
Reste un écueil pour faire passer cette « réforme ». En dehors du TGV, la France est devenue,
en de nombreux endroits, un désert ferroviaire. La Cour des comptes a beau mettre en avant un
schéma de « transports multimodaux », Intercités, TER, celui-ci n’existe pas et n’existera pas
avant des années.
De toute façon, la bonne solution pour la Cour des comptes n’est pas tellement de moderniser
les réseaux nationaux classiques qui ont été négligés pendant des années. Dans sa première
recommandation, elle lève le voile sur ses intentions. La mesure pertinente selon elle est de
« mieux intégrer la grande vitesse aux choix de mobilité des Français, (…) en levant les
restrictions à la concurrence des modes de transport longues distances routiers ». Nous y
voilà !
Cela ressemble à une concertation en haut lieu. La semaine dernière, le ministre de l’économie,
Emmanuel Macron, déplorait lui aussi l’absence de services d’autocars en France et annonçait
dans la foulée la libéralisation de ce secteur, dans son grand plan de lutte contre les « maladies
de la France ».
Les raisons avancées par le rapport pour revenir au transport routier sont multiples. La route,
insistent ses auteurs, est l’infrastructure de premier choix pour les transports en France. Le bus
est un mode de transport accessible aux pauvres alors que le TGV est réservé aux riches. À
plusieurs reprises, le rapport déplore l’absence de ces services d’autobus moins chers et privés
comme il en existe en Allemagne.
Malgré tout, il est un peu compliqué au moment où l’Europe se donne de nouveaux objectifs de
lutte contre les effets de serre, où la France est censée accueillir en 2015 un grand sommet
mondial contre le réchauffement climatique, où le gouvernement dit aussi vouloir mener une
politique de transition énergétique, de défendre le bus par rapport au train, présenté partout
comme un des modes de transports les moins polluants. Une étude de l’Agence de
l’environnement et la maîtrise de l’énergie (Ademe), sortie en 2008, démontre la supériorité du
TGV et du train en général sur tous les autres modes de transports en matière de consommation
d’énergie et d’émission de CO2.
Il restait un chiffre en faveur du train. La casuistique des magistrats de la Cour des comptes
permet de venir à bout de cet ultime argument. Le train est beaucoup plus polluant qu’on ne le
croit, affirme le rapport. L’argument mérite d’être cité intégralement : « En ce qui concerne les
émissions de CO2, les chiffres utilisés que ce soit par l’Ademe ou la SNCF dépendent en
principe de l’origine de l’électricité consommée. Les bonnes performances du TGV sur le
territoire national s’expliquent en effet non pas par son efficacité énergétique intrinsèque,
mais par le mode de production d’électricité en France. L’étude de l’Ademe se fonde en effet
sur l’usage de l’électricité produite par EDF qui produit peu de CO2. Or, comme la SNCF
s’approvisionne de façon significative à l’étranger, elle utilise une électricité plus émettrice de
CO2 que la moyenne française. En utilisant la moyenne européenne, le calcul montrerait que
le TGV serait même nettement plus émetteur de CO2 que l’autocar. »
Tout cela, bien sûr, est affirmé sans chiffre, sans preuve. Même l’Ademe s’étrangle dans sa
réponse, mettant sérieusement en question la méthodologie de la Cour des comptes qui, faut-il
le rappeler, n’a aucune expertise dans ces domaines. Mais l’important n’est pas là : le doute est
mis dans les esprits.
Car c’est bien là le but de ce rapport. Instiller les idées, préparer des argumentations, aussi peu
étayées et approximatives soient-elles, mais qui, marquées, du sceau d’honorabilité de la Cour
des comptes, donnera quitus pour les démantèlements à venir.
En se livrant à ce jeu, les magistrats de la Cour des comptes sortent de leur rôle. Ils ne sont plus
contrôleurs mais prescripteurs de politique publique. Cette sortie de route se fait avec la
connivence des pouvoirs publics, qui s’appuient sur cette caution pour justifier l’abandon
général de tous les fondements républicains et un nouvel effondrement des institutions.
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